Buenos-Aires allers et retours

Documentaire-Fiction / 16mm couleur - 1982 - 1h05

Un pays redécouvre la parole, un couple le silence.

⭐ Prix spécial du jury des Grands Prix de télévision de la Société des Gens de Lettres

 

DOCUMENTAIRE-FICTION
Année : 1982
Durée : Une heure cinq minutes
Support : 16mm couleur

« Savez-vous dit Elena Andreivna en se penchant sur le samovar, qu’il existe en Amérique du sud, une flûte dont le son n’est entendu que par celui qui en joue»
( cité par Chris Marker dans ses « commentaires »)

Distribution

Alejandra Lutteral, Mariano Garate
et Juan Andralis, Adam Jugman, Thérése Crémieux, Thierry de Froidcourt, Flores Santiago, Hernan Oliva, Ana Mihailescu Williams, Luis Mendez Huergo, Lucinda del Carril

Avec la participation de Jorge Luis Borges

Scénario : Frédéric Compain
Avec la complicité de Johska Shidlow et Alberto Yaccelini

Montage : Alberto Yaccelini
Assistant monteur : Claudio Martinez
Image : Hector Morini
Son : José-Luis Diaz
Texte dit par Frédéric Compain

Production : G.L.P.P / I.N.A
Producteur exécutif en Argentine : Guy Lainé
Directeur de production en Argentine : Adam Jungman
Atelier de production I.N.A : Martine Durand, Dominique Benzadon
Assistants réalisateur : Alejandro Fernandez Moujan, Viana Rodrigues Etcheto
Régie : Rodrigo Furth
Photographies : Alejandra Lutteral
Assistant à l’image : Willy Benisch
Électricien : Vicente Paradeda
Perchiste : Gabriel Coll, Carlos Abbate, Perfecto de San José
Scripte : Cristina Ruiz Guinazu

Équipe française

Assistants réalisateurs : Armand Bernardi, Reynald Coulon
Assistant à l’image : Michel Benjamin
Électricien : Jean-Jacques Privat
Mixage : Jean Mallet

Chargé de programme INA : Thierry Garrel

Tournage : Août -Septembre/Décembre 1982 à Buenos-Aires – Février 1983 à Paris

Nous remerçions : M. Justum et l’ambassade de France en Argentine, l’agence Dyn, Rental Film, Diego Mas Trelles, Osvaldo Calo et Tomas Gubitsch, Daniel Tarnopolsky, Hugo Santiago, Jean-Michel Weill et Serge Caillet, Aline, Baudoin Capet, Jean-François Goyet, Corinne Forget, le personnel du café « le Bullier », Michel Sibra, Pat Andrea

« Premier temps. On est dans une ambiance totalement urbaine, faite de clichés, d’images convenues sur laquelle vient se détacher une voix. Elle est off mais elle ne commente rien. C’est un écho, une mémoire, un fil conducteur. Comme le narrateur d’une nouvelle, Frédéric Compain nous raconte tout haut son voyage en Argentine. Un drôle de voyage. Virtuosité de caméra saoûle dans une nuit de néons. « Ma raison vacille et mon coeur tressaille » ose la voix du narrateur. La caméra repart à toute allure sur le bitume, s’arrête devant des vitrines bleutées. « J’aimais tant écouter leurs récits ». Deuxième temps. C’est le film proprement dit (tout ce qui précédait était un générique à la première personne, destiné à bien situer l’aventure hors de toute tentation documentaire). On demande à une photographe, Maria, d’aller faire un reportage dans un pays qui est le sien, l’Argentine. Après avoir fui un régime autoritaire (pour des raisons qu’on devine politiques), elle est donc renvoyée, en boomerang, à la case départ. Et toute sa vie s’en trouvera changée. Frédéric Compain en parlant à la fois de l’Argentine contemporaine, du début de la démocratie qui est en train, timidement, d’y voir le jour, et de tout un tas d’autres choses (jalousie, lâcheté, exotismes, mystère, dérives) n’a pas choisi la solution la plus évidente. Cette formule de document-fiction ne vaut généralement ni un très bon documentaire d’actualités, ni une histoire totalement imaginaire.

Comment a-t-il fait pour si bien réussir ? D’abord, le scénario borgésien qu’il a élaboré (et qui ne doit rien au fait que Borges, un personnage parmi les autres, intervienne plusieurs fois), est diaboliquement intelligent. Maria est partie en Argentine. Horacio, son ami, est à la fois jaloux et inquiet. Il ne reçoit que des photographies, sans un commentaire. Il écoute les informations, il est sûr qu’on va l’enlever, une disparition de plus dans un pays où elles ne se comptent pas. Comme il n’a pas de nouvelles, il se fait envoyer à son tour en reportage. Au lieu de photos, il enverra des cassettes. On pourra ainsi, à chaque moment, suivre sa trace. Cette disparition d’une fille aimée a lieu dans un pays qui est à la fois aimé et haï. Horacio sera submergé d’impressions contradictoires, violentes, au fur et à mesure qu’il se rapproche de la vérité. Laquelle, on s’en doute, est toute relative. Si son pays et sa femme lui échappent, c’est aussi que cette femme et ce pays sont en train de changer. À travers les fantasmes d’un homme qui souffre, on assiste à la métaphore d’une démocratie qui se met en lace ; les morceaux se recollent, les rapports se mettent à changer, c’est comme une naissance. Ce scénario ne serait rien sans la peur qui sous-tend les images. Des voitures de police avancent au ralenti, il y a une sorte de nonchalance à l’américaine, sauf qu’on n’est pas dans Starsky et Hutch. Aucun trucage : la peur du héros, à chaque seconde, est relayée par une angoisse réelle. Quand un manifestant s’écroule soudain, le sang est pour de vrai. Il y aussi la langue, les langues. Horacio parle en espagnol, une voix française résonne en écho, derrière la sienne, la recouvrant progressivement. Parfois ce sont des sous-titres. Même es engueulades politiques ne sont jamais noyées sous les idées générales. Elles gardent la fureur de la version originale.

Les plans sont secs. Un travelling imperceptible alterne avec une séquence lyrique. Horacio cause avec un copain dans une cuisine. Ils ne sont pas d’accord, ais on croit que c’est pour rire ? Juste des idées. « Maricon ! » hurle soudain l’autre. Et c’est la bagarre ?D’une violence insensée, avec les corps en lutte qui s’arrachent complètement du cadre. Restent les bruits, le son du combat qui continue hors-champ. À la fin du voyage, on comprend un peu mieux comment pensent les Argentins. Pourquoi par exemple, ils se sont lancés, si viscéralement, dans la guerre des Malouines.

Une dernière chose : sans Maria partie photographier son Argentine, il n’y aurait pas de film. Tout le désir d’Horacio se matérialise sur le corps de Maria. Pareil pour Compain. Il a filmé Alejandra Lutteral, sa jeune actrice au corps de garçon, comme Hitchcock aurait filmé Tippi Hedren s’il avait pu bander pour elle. Le résultat est pour le moins érotique. »
LIBÉRATION – Louis Skorecki

 

« Frédéric Compain n’est pas Argentin. Il ne sait pas danser le tango, mais il a filmé Buenos-Aires comme un vrai « porteno ». Il n’est pas exilé non plus et il vient de réaliser, sur les troubles de l’exil, un film à faire chavirer « tous les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » comme chantait Brassens. L’exil qu’est-ce que c’est ?L’arrachement et le voyage, la nostalgie et l’oubli, l’identité revendiquée et le reniement de soi. De ce remue-ménage des corps et des états d’âme, il a tiré ce « Buenos-Aires » qui nous berce comme un tango, se jouant avec une savante dextérité du flux et du reflux des émotions à fleur de peau comme des souvenirs dûment enfouis.

Août 82 : Compain débarque à Buenos-Aires, en touriste, sans idée préconçue, pour humer le vent de l’Histoire. La dictature se remet mal d’e la défaite des Malouines. Il prend quelques notes avec sa caméra et rentre à Paris avec l’idée claire de revenir, parce qu’il avait envie dit-il, « de continuer à pénétrer dans ce pays en filmant sur le vif cette traversée, cette traversée, cette découverte ». Trois mois plus tard, le voici de nouveau, mais cette fois le peuple est dans la rue, il a retrouvé sa voix après sept ans de silence forcé. Compain filme toujours les manifestations, les clameurs de colère de la foule, les quais assoupis, les bals. Il rencontre des techniciens de cinéma, Alejandra une photographe, Mariano, de retour d’exil. Et ce noyau d’amis prend en douce son film d’assaut pour y inscrire sa propre histoire.

Pour mieux dire le désordre des sentiments, on glisse la fiction dans le document : un couple argentin en exil à Paris se sépare. Elle rentre au pays pour quelques semaines. Il l’attend plutôt inquiet. Sans nouvelles, il part à sa recherche, guidé par les rares photos qu’elle lui a envoyées. Deux êtres écartelés entre la terre d’asile et la mère patrie, entre la rupture et les retrouvailles, la nostalgie et le deuil, les souvenirs insupportables et la réalité compliquées d’aujourd’hui.

« Buenos-Aires allers et retours » se construit peu à peu, empruntant mille chemins de traverse comme ces vies malmenées. Comme la mémoire, la caméra glane les images contrastées : dialogues intimistes avec le père, l’écrivain Borgès, un passeur clandestinþ Rues désertées par la peur puis envahies par la foule vibrante de colère ; paysage urbain qui se dissout dans l’attente, luxuriance des rivages du Rio de la Plata ! Mariage réussi du texte et de l’image pour décrire cette ronde incessante où se poursuivent la rage, le soulagement, le doute, la honte et la douceur des souvenirs d’enfance.

Rien de plus argentin, rien de plus universel que ce film inclassable qui nous fait sentir presque charnellement à quel point les grands fracas de l’histoire n’en finissent jamais de retentir dans les mémoires. »
TÉLÉRAMA – Agnès Bozon-Verduraz

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